lundi 26 mars 2012

TEAM ONE - PAGE 2 - Louis Butin

[ci-dessous, l'assemblage des épisodes 11 à 16 écrits par Louis Butin forme la page 2 de son texte.]


Mais où se trouvait donc la belle endormie ?
Jean-Jesus sentait la flambée de sentiments s’apaiser graduellement, son cœur ralenti, aéroplane planeur.
Il se rassurait : à mesure que les minutes s’écoulaient, il apprivoisait la pénombre silencieuse ; amoureux du mystère, il devenait le personnage somnambule d’un récit fantastique ; au bout de ses mains, chaque doigt semblait accroître des senseurs emplissant l’espace, bourgeons électriques et tactiles.
Sa marche lente, précautionneuse, l’amenait pas à pas plus avant dans la résidence. Ses yeux attentifs repéraient les lieux, distinguaient les formes des obstacles et les ombres intangibles. Il évoluait souplement, ressentant jusqu’au subtil poids de l’air qui le soutenait. Traversant la laine épaisse d’un tapis, ses pieds nus dans la matière cajoleuse, un souvenir mélancolique le frappa un instant : il avait quatorze ou quinze ans et, couché dans son lit, il appelait sa mère pour qu’elle lui apportât son verre de lait ; mais pour la première fois elle ne répondait pas à ses appels et il lui avait fallu se lever en pleine nuit ; il se souvenait du moment où, fâché, il posait son pied sur sa descente de lit en peau de chèvre.
D’autres souvenirs s’enchaînèrent, concaténation d’instants, d’images subreptices, de sons fantômes et d’impressions qui sommeillaient en lui, soudain éveillés par l’appel : « maman » ?
Qui es-tu Jean-Jesus ?
Un épisode se superposait à sa déambulation nocturne, une vision translucide, vacillante : il était dans les bureaux de la société de son père, la lumière était éteinte ; l’aquarium du lobby et les panneaux lumineux des sorties de secours offraient au regard un décor maussade, inquiétant ; quelque part son père l’appelait et il ne parvenait pas à sortir du labyrinthe des bureaux ; jamais il ne le reverrait.
Son père… Il revoyait sa main velue… dépassant d’une chemise blanche à fines rayures, avec, au poignet, une grosse montre dorée. La main de son père: celle qui pointait la bonne direction, celle qui étendait ses doigts, bienveillante, et passait dans ses cheveux longs d’enfant en une caresse réconfortante, celle qui approuvait, le pouce levé, ou désapprouvait, celle qui giflait quand on regardait sa mère dans la salle de bains par le trou de la serrure…
Cette nuit-là, il avait emmené son fils dans le labyrinthe des bureaux. Il lui avait dit : « on met la clé sous la porte », en lui montrant une clé assortie d’une étiquette jaune. Mais il ne l’avait pas fait ; il avait juste fait un petit tour de passe-passe, montrant la clé puis l’escamotant dans sa poche ; pourtant, Jean-Jesus eût bien aimé jouer avec son père à passer la clé sous la porte.
Puis, le Père avait gribouillé six noms de pays : Thaïlande, Laos, Inde, Brésil, Venezuela et Uruguay. « Jette le dé pour moi », avait-il dit à son petit Jiji, et il était parti, loin, à l’autre bout du monde. Quand elle parlait de ce départ, sa mère disait les mots « blessure », « empreinte profonde ».
Plus tard, il avait reçu un courrier secret : une photo de son père sous les palmiers avec une métisse d’à peine vingt ans. Il avait lu au dos : « …grand maintenant… tu peux comprendre…démêlés avec la justice… mais regarde… pour le mieux… jolie uruguayenne… prends soin de ta mère… »
L’esprit troublé, chagriné par ces éclats de mémoire, Jean-Jesus poursuivait sa lente déambulation dans la maison de sa voisine. Il comptait ses pas. Quittant enfin le salon, il se trouva dans couloir. On le devinait en L, donnant sur le hall d’entrée, et s’ouvrant sur toutes les pièces de la maison.

Plus loin, d’une porte entrouverte, on entendait le dialogue d’un film. Un homme et une femme. Les oreilles extrasensorielles de Jean-Jesus captèrent : « Ma reine ! Oserai-je !? — Que vous dire, Monsieur mon petit page, sinon qu’il faut savoir croquer la pomme… — Alors, ma reine, laissez-moi baiser vos genoux ! »



(à suivre)

Louis Butin