lundi 26 mars 2012

TEAM ONE - PAGE 1 - Dragon Ash

[ci-dessous, l'assemblage des épisodes 1 à 10 écrits par Dragon Ash forme la page 1 de son texte.]

Une seule hypothèse, Deirdre avait avalé la clef. Il avait fouillé le laboratoire dans le moindre recoin. Et la cage de la brebis. Elle le regarda de ses longs yeux sages. "J'ai tout mon temps", maugréa-t-il en rallumant l'ordinateur. Ses faux amis du Jeu du livre l'attendaient, dans les sphères immobiles au-delà du monde. "Le diable en huit", proposa-t-il. La brebis avait posé le museau contre les barreaux, visiblement mélancolique. "On le pose à la tour", répondit celui qui jouait sous le nom de Bee. Arrow tendit la main vers le front de Deirdre, caressa le poil soyeux. "Je ne t'en veux pas. Mais passer la nuit enfermé ici…"
La partie dura trois heures. Arrow perdit. Dans le laboratoire sans fenêtres qu'éclairaient des néons pâles, il fit lever une fausse lune derrière un faux cerisier, ainsi qu'en son jardin. Rien d'intéressant à la télévision — une adaptation de Robinson Crusoë par un dramaturge vénitien. La brebis dormait debout. Arrow ne trouvait pas le sommeil. Compter Deirdre ? C'était idiot, ne pouvait faire rire que lui. Il avait faim, maintenant, à force de contempler la brebis, ses mamelles qui gonflaient les jours de pleine lune. Dans le réfrigérateur du laboratoire, il trouva, entre quelques éprouvettes, une pomme et une tranche de rainbow cake, confectionné — méfiance, songea-t-il avec un large sourire — par son collègue Andrew Mad Hunter, chamane à ses heures. Il se demandait dans quel ordre dîner — la pomme d'abord, le gâteau ? — quand son portable sonna.
La voix était rieuse, l'accent chantant. "Docteur Arrow ? Je vous recommande la pomme. Mâchez le gâteau avec prudence : qui sait ? Il pourrait vous donner la solution de bien des choses. — Bon Dieu de bois, qui êtes-vous ? D'où me regardez-vous ? — De la plus haute tour", se moqua l'autre, dont il était difficile de déterminer le genre. "Mais encore ? fit Arrow, sec. — La prochaine fois, jouez la Lune", continua l'insolent. Lente. Le docteur haussa les épaules : un plaisantin (quel était donc le féminin du terme ?) de la Maison, surnom affectueux donné au Jeu du livre par ses adeptes. Deirdre n'avait peut-être pas mangé qu'une clef. Dans ses yeux de brebis mutante, brillait — qui sait — une caméra bionique ? Arrow s'agenouilla devant la bête, lui caressa longuement le front, qu'elle avait, sous la laine, bosselé. "Dis-moi, Deirdre. C'est toi qui livre mes secrets à ceux de la Maison ? — Bêêê", répondit-elle sans surprise. Idée sotte, injuste, songea bientôt Arrow en avalant le rainbow cake, parfumé à la rose, cette fois-ci. Jouer la Lune — oui, il y songerait à la partie suivante, celle qu'il ne manquerait pas d'entamer avant le matin, et la délivrance. Les nuits, hélas, étaient propices à une songerie de mauvais aloi. Le cake à la rose eut sa part dans les tourments d'Arrow, qui revécut dans l'effroi les moments les plus moroses de son enfance. Son père, ancien parachutiste lakota, qui se prenait pour le John Wayne de L'homme tranquille ; sa mère, astronome, fille d'une serveuse de bar snoqualmie du Golden Egyptian de Vegas, ne s'étaient jamais entendus. Pour que l'enfant, unique pendant sept ans, ne puisse comprendre leurs interminables disputes, ils s'enguirlandaient en navajo. "Lee chaa i", gronda le docteur. La brebis fut agitée d'un long tremblement.
Dans un autre temps, voulut la rassurer Arrow, tu vivrais libre sur la lande irlandaise — ou écossaise, c'est comme tu veux, loin de toute cette comédie qui, je te l'accorde, n'a rien de très glorieux. Je te réciterais du Robert Burns, ce serait rigolo. Loin des regards inquisiteurs, tu pourrais vivre ta vie de brebis, mutante ou pas. J'aurais une maisonnette à proximité, je…" Un hoquet inopportun le contraignit au silence. Une image, lentement, était apparue sur le plafond, magnétique. Kagi — Kagi Etsuko. C'était bien son visage aux joues creuses, ses yeux immenses où brillait toujours une flamme dangereuse. Le professeur Kagi, après le raz-de-marée du 11 mars, avait pris six mois de disponibilité pour travailler sur les conséquences des radiations dans la zone de Fukushima. Elle envoyait de temps à autre au labo des messages fiévreux où il était question de pectine et de mutations aléatoires des végétaux. Elle réservait à son collègue Arrow des communications plus cryptiques qu'il lui fallait déchiffrer, non sans peine, avec deux livres qu'il lui avait offerts l'année précédente, La pyramide de feu, d'Arthur Machen, et Les Montagnes hallucinées, de l'horrible Lovecraft. Arrow ferma les yeux. "Etsuko, reviens par des moyens ordinaires. Je ne discute pas avec les corps astraux."
À moins qu'Etsuko fût morte ? "Allons bon, raisonna le docteur à haute voix. Je te rappelle, l'ami, que tu viens de manger le gâteau magique de ce plaisantin de Mad Hunter. Le diable sait ce qu'il y a fourré." Cependant le grand visage inquiétant d'Etsuko flottait encore au plafond. Chose admirable, Deirdre le contemplait également. Arrow ralluma l'ordinateur, dont l'écran, par malheur, représentait une procession de renards fantômes, présent du professeur Kagi (Oui, ils avaient été amants, le seraient encore si Etsuko n'avait pas quitté le laboratoire). Etusko elle aussi fréquentait la Maison, sous le nom d'Eve Shark, référence obscure à un groupe de rock tokyoïte dont son frère avait été le batteur, avant de choisir une voie plus sage. "Brebis, tu n'aurais pas mangé quelques miettes du gâteau, dis ?" Il coupa la pomme en quatre, en attendant l'ouverture de la Maison. Le visage désincarné d'Etsuko les contemplait tous deux — l'homme, la brebis — avec un sourire. Eve Shark n'était pas en ligne, mais Arrow retrouva deux compagnons familiers, Wright et Ledoux.


(à suivre)

Dragon Ash